NOIR / THRILLER / FANTASTIQUE

"L'Homme Maigre" (chapitre 1)

CHAPITRE 1
*
Une main posée contre la vitre froide, l'autre malaxant la terre, Djool scrutait par la fenêtre un paysage vide. Le petit cimetière à la sortie du village. Le brouillard tardait à se lever, ne laissait apercevoir qu'un cèdre bleu planté au bout de l'allée. Rien ne bougeait. Les premiers visiteurs arriveraient bientôt.
Après un bref soupir, il effaça du revers de sa manche la buée sur la vitre. Les mois d'hiver lui laissaient toujours la même sensation ; à croire que les jours diminuaient plutôt qu'ils n'allongeaient. Il n'en pouvait plus d'attendre, d'espérer. La faim le tiraillait. Il porta la main à sa bouche et engloutit une poignée de terre.
Pas mauvaise, quoique légèrement acide. Un peu grasse, peut-être. Le matin, je la préfère plus sèche. Cela dit, grasse ou sèche, c'est pas avec un en-cas comme ça que je pourrai gagner Un dîner presque parfait. Un bon repas entre amis à la maison, c'est pas pour demain !
Depuis combien de temps ruminait-il entre les murs de son studio insalubre ? Djool avait perdu la mémoire des événements. Peut-être avait-il été un homme lui aussi. Qui sait ? Il refusait de s'interroger sur ses origines. Les seuls humains qui lui tenaient compagnie reposaient sous un champ de pierres tombales. Entretenir les lieux et accueillir les familles, voilà tout ce qu'il avait à faire. Un loyer prohibitif était déduit de son salaire. Il devait se contenter des miettes.
Djool releva sa longue silhouette maigre et passa la main sur son crâne chauve, perplexe. Comment se faire accepter par les hommes quand on n'est pas des leurs ?
Guetter, dans l'espoir d'entrevoir les premières ombres, les premiers mouvements. Essayer de percer du regard la brume épaisse. Surmonter sa détresse.
Djool déglutit avant de soupirer une dernière fois.
Mesdames, Messieurs, vous ne pourrez pas reculer sans cesse l'heure de notre rencontre... Tant pis, je prendrai mon mal en patience.
Il quitta son poste de guet, un sourire en coin.
Quand votre heure viendra, quand vous mangerez les pissenlits par la racine... là, nous aurons tout le temps de faire connaissance.
Il s'essuya dans un torchon maculé et décrocha sa guitare du support ; une copie usée de Gibson SG. Il s'assit sur une vieille chaise au milieu du studio, l'instrument calé sur sa cuisse gauche. Son index, puis son majeur et son annulaire effleurèrent le manche tandis que la main droite pianotait sur les cordes. Ses doigts n'avaient pas d'os mais un cartilage solide. Cette particularité lui offrait une souplesse exceptionnelle, un toucher reconnaissable entre mille. Il joua quelques phrasés courts, enchaîna les accords. Les notes tombaient comme une petite pluie. D'une voix presque fluette, Djool récitait les paroles sans même prendre la peine de chanter.
— 'Woke up this morning…
Le blues, une évidence. Il se souvenait d'une maxime. « Joue la musique. Qu'elle vienne de l'âme, du cerveau, du cœur ou des tripes, peu importe. » Djool, lui, n'avait jamais joué qu'avec ses tripes. La technique et les grilles de blues, il les avaient apprises grâce à une chaîne du câble. Sa gratte sans vernis, il la traînait depuis toujours. Pour autant qu'il se souvienne.
— 'Got these old walkin' blues...
Le radiateur électrique diffusait une odeur âcre. Djool se leva. Malgré sa grande taille, ses gestes témoignaient d'une souplesse étonnante, d'une harmonie singulière. À force de revoir les classiques du cinéma fantastique, il avait cultivé une élégance fruste, décalée, comme un lointain écho à Boris Karloff ou Vincent Price. Il baissa le chauffage, alluma tour à tour la radio, la télé. La cacophonie qui emplit le studio lui donna l'illusion de se trouver dans un bar de quartier un soir de match. La musique, la radio, la télé : trois fenêtres sur le monde. La quatrième s'ouvrait sur un cimetière.
Il déplia une feuille de papier journal sur le sol, prit une brosse et nettoya ses bottes de jardin. Le travail souillait sa tenue mais n'était pas seul en cause. Djool se livrait à une autre activité. Au cours des journées de grand calme, en dehors des heures d'ouverture au public, il parcourait le cimetière équipé d'une pelle et d'une brouette bâchée. À chaque halte, il mélangeait un peu de son contenu à l'humus. Après quoi il rentrait de son périple le long des allées, les bottes crottées.
Le brossage terminé, il passa devant la fenêtre, s'immobilisa. Ses yeux bleus fixèrent un point dans la brume. Dehors, il avait cru voir une ombre se faufiler. Il reprenait espoir.
Ça y est les macchabées, on a de la visite !
Djool redoutait de montrer son crâne nu. Il mit son bonnet, ses vêtements et ouvrit la porte. Le cri lointain des corbeaux, l'air humide ; tout lui glaçait le sang. Mais aucun bruit de pas. Il avança. Sa démarche légère, régulière, ressemblait au glissement d'un patineur. La grande allée apparaissait à mesure que la purée de pois se dissipait. Il fila jusqu'au cèdre, jetant de rapides coups d'œil d'un côté et de l'autre. Il s'arrêta net.
— Y'a quelqu'un ?
Sa voix se perdit dans le brouillard, disparut entre les pierres. Il rebroussa chemin, dépité. Le silence le plongea dans une nouvelle introspection alors qu'il regagnait sa bicoque.
La solitude avait-elle déréglé ses sens ? En proie au doute, l'homme maigre rentra chez lui et referma sa porte.
(...)
*
Extrait du roman "L'Homme Maigre", paru aux éditions Luciférines.

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